Article du Monde daté du 22 octobre 2019

Bien avant l’incendie de l’usine Lubrizol, les lacunes alarmantes des sous-traitants étaient connues

Comme les autres sites Seveso de la régiono, l’usine chimique avait recours à des sous-traitants. En 2010, un quart admettait taire des dysfonctionnements par crainte de sanctions.

Par Stéphane Mandard Publié aujourd’hui à 03h51, mis à jour à 12h17

Près de quatre semaines après le gigantesque incendie qui a ravagé l’usine chimique Lubrizol, à Rouen, jeudi 26 septembre, on ne sait toujours pas comment un tel feu a pu se déclarer sur un site classé Seveso seuil haut censé être surveillé comme le lait sur le feu en raison de la dangerosité et de la quantité des substances stockées.

Ouverte pour « mise en danger d’autrui », l’enquête préliminaire du parquet de Paris devra identifier ce qui a dysfonctionné en termes de sécurité.

Tableau apocalyptique

Lubrizol assure se « conformer à toutes les normes applicables » et affirme que ses employés sont « formés aux risques de sécurité ». Et à l’instar des sept autres établissements Seveso implantés près de Rouen, la firme américaine a recours à des sous-traitants. Elle fait ainsi appel à la société normande Netman pour les activités de stockage et d’enfûtage – mise des produits chimiques dans des fûts. Plusieurs centaines de ces fûts étaient également conservées au sein de l’entreprise voisine Normandie Logistique, dont les entrepôts ont aussi partiellement brûlé. « Nous travaillons avec nos sous-traitants afin de nous assurer qu’ils mettent en œuvre des politiques de sécurité équivalentes », indique Lubrizol.

Un rapport que Le Monde a pu consulter révèle pourtant une situation alarmante parmi les sous-traitants qui interviennent sur les sites industriels de la région normande. Cette étude a été commanditée en 2010 par le Club Maintenance Normandie, une structure issue de la chambre régionale du commerce et de l’industrie qui réunit les professionnels de la maintenance industrielle, pour faire le point sur les questions de sécurité. Elle a été menée auprès de « plus de 500 contacts » (entreprises utilisatrices et sous-traitants) et de 1 400 salariés de société de sous-traitance. Le tableau est apocalyptique.

La moitié des entreprises utilisatrices reconnaissent ne pas en faire assez en termes de sécurité et un quart des sociétés sous-traitantes admettent taire des dysfonctionnements par crainte de sanctions.

92 % n’ont pas été formés au maniement d’un extincteur

Les salariés de la sous-traitance ont été soumis à des tests de connaissance. Les résultats font froid dans le dos ; 98 % ne connaissent pas les principes généraux de la prévention ; 92 % ne savent pas ce qu’est le « document unique », qui recense les risques liés à l’activité d’un site et les mesures mises en place pour les prévenir ; 99 % ignorent la liste des travaux dangereux ; 95 % sont incapables de dire ce que contient une « fiche de données de sécurité », pourtant indispensable pour connaître la dangerosité d’une substance chimique (explosive, inflammable, toxique, cancérogène…). Les quelque 5 000 tonnes de produits partis en fumée chez Lubrizol correspondaient à pas moins de 479 fiches.

Et ce n’est pas fini. 75 % des salariés sous-traitants ne savent pas ce qu’est la « zone Atex », comprendre une zone à risque d’explosion. Aucun ne sait à quoi correspond une « consignation chimique » (procédure d’intervention sur des installations chimiques). Quant au personnel travaillant avec un « permis de feu », 92 % n’ont pas même été formés au maniement d’un extincteur.

« Ces résultats sont édifiants. Les propres constats du patronat sont encore plus alarmants que ceux des organisations syndicales et de l’inspection du travail », réagit Gérald Le Corre, inspecteur du travail et responsable des questions de santé et de travail à la CGT de Seine-Maritime, qui, par le passé, s’est rendu dans l’entreprise.

« L’interdiction pure et simple de la sous-traitance dans les industries à risque »

« Ces dernières années, nous avons maintes fois alerté le ministère du travail et la préfecture des risques d’un nouvel AZF sur des sites Seveso de la région. Depuis 2012, nous avons multiplié les courriers sur la base des constats réalisés par les agents de l’inspection de Seine-Maritime démontrant des violations des règles de sécurité par les industriels dans le secteur de la pétrochimie », témoigne le syndicaliste, qui rappelle qu’en février 2018, deux sous-traitants étaient morts après l’explosion de l’usine Saipol (spécialisée dans l’extraction d’huile) de Dieppe. Avec la CGT, il demande aujourd’hui « l’interdiction pure et simple de la sous-traitance dans les industries à risque ».

Lubrizol (représenté par son directeur de l’époque Gérard Renoux) et la direction régionale de l’environnement (représentée par Olivier Lagneaux, chargé des installations classées) avaient assisté, en 2010, à la restitution de l’étude. Neuf ans après, des plans drastiques ont-ils été mis en place pour combler les lacunes des sous-traitants en termes de sécurité ? M. Lagneaux n’a pas souhaité s’étendre sur le sujet : « Trop sensible dans le contexte Lubrizol. » Ni Lubrizol ni son sous-traitant Netman n’ont répondu à nos sollicitations.

« Malgré nos préconisations très claires, ce que nous constatons depuis 2010 au niveau du comité régional d’orientation des conditions de travail, c’est que rien n’a été fait, ni par l’administration ni par les entreprises, pour renforcer la formation des sous-traitants », commente Gérald Le Corre.

Stéphane Mandard